Un petit mot d’explication pour commencer, un Kaddish est la prière pour les morts dans la religion juive.
Devant nous, un homme seul erre sur une scène déserte. Une interrogation, un remords le taraude, ne le quitte plus depuis des années, mine sa conscience torturée.
Sa femme voulait un enfant, il a refusé. D’un non sec, catégorique définitif.
Purement motivé pourtant, dans son esprit, ce non reste malgré tout une cicatrice indélébile de plus, qui ne disparaîtra plus de sa mémoire, comme celle de son poignet, l’ineffaçable stigmate de l’effroyable.
Il a connu Auschwitz, il a survécu à l’inimaginable, mais il reste imbibé de terreur, il cache au plus profond de lui une souffrance incommensurable et un sentiment de révolte insatiable.
Avec des mots déchirants, poignants, il va retracer le récit de sa vie.
L’espèce de conditionnement, qu’il a reçu dès l’enfance, à obéir, à respecter et à accepter l’autorité qu’elle soit paternelle, directoriale ou autre.
Cette obéissance quasi aveugle lui pèse. Elle est, pour lui, le terreau fertile des dictateurs, qui y trouvent la possibilité de mettre en place un pouvoir fort basé sur la peur sans craindre révoltes et rébellions.
Impossible aussi, pour lui d’oublier, d’accepter, d’admettre, de tolérer les idées négationnistes, d’entendre parler d’apaisement.
Ses plaies sont profondes, béantes et à vif.
Donner à son tour la vie, serait pour lui comme transmettre l’horreur, l’indicible.
Mais difficile de se faire comprendre par quelqu’un qui n’a pas connu cela, comme sa femme.
Auschwitz, cela ne s’explique pas. Auschwitz, c’était tout simplement.
De petites phrases en grandes tirades, d’exemples en digressions philosophiques, Paul Camus nous fait découvrir les profondes séquelles d’un homme, son incapacité à oublier, sa haine de l’arbitraire.
Il est un naufragé solitaire, au bout du rouleau d’une vie qu’il traîne avec lui depuis des années, aussi pesante et blessante que les sabots qu’on lui avait fournis jadis à Auschwitz.
Kaddish pour l’enfant qui ne naîtra pas est un superbe monologue.
Paul Camus a un tel magnétisme qu’il suspend le public à ses lèvres. Beaucoup sont penchés en avant, les coudes sur les genoux pour ne pas perdre une miette de sa prestation.
Il peut paraître fou dans ses envolées un peu égarées, il tremble, il balbutie, il nous fait passer par un panel d’émotions qui va de la joie à la révolte, de l’indignation à la tristesse dans un état de tension permanente.
Un texte noir, sombre, qui frôle la folie mais superbement réaliste, qui vous empoigne et ne vous relâche plus.
Visuellement aussi, Kaddish pour l’enfant qui ne naîtra pas vous marquera. Grâce à sa fin très évocatrice, mise en scène par Isabelle Pousseur, où l’homme s’allonge sur un tronc déraciné, abattu par la vie tout comme l’arbre sur lequel il se couche.
La pièce n’est pas un kaddish, mais bien deux, l’un pour l’enfant qui ne naîtra pas, pour l’espoir qui est en deuil, l’autre pour l’homme déjà mort, à peine vivant, survivant épuisé, vidé de l’intérieur par l’abomination subie.
Même une fois le rideau retombé sur l’artiste, on reste longtemps empreint de ce texte, enveloppé dans un état de grâce qui vous contraint presque à parler doucement de peur de briser l’instant fragile, le souvenir de cette communion presque magique avec l’homme brisé, le chêne abattu.
Muriel Hublet |