La liberté de l’artiste, entre tentation et damnation …
Les enjeux de la culture, de la liberté de penser et de s’exprimer par l’art avec un grand A, quand l’Etat dictatorial s’empare de la démocratie, de la liberté de penser et du travail des artistes, voilà le sujet bien vaste de Mephisto for Ever.
Basé sur un écrit de 1936, écrit par l’allemand Klaus Mann, une caricature du comédien à succès, Gustav Gründgens, qui entre rester en Allemagne et émigrer à l’émergence du pouvoir nazi, a choisi de ne pas fuir, de résister par son art et… de devenir directeur du plus grand théâtre d’état.
Le flamand Tom Lannoye s’est emparé de ce texte, a fait maintes recherches pour affiner le portrait de l’acteur, l’a retravaillé, l’a prolongé jusque dans l’après-guerre pour en faire plus ou moins la version que vous verrez au Théâtre des Martyrs.
Lors de sa conception par l’auteur belge, nous étions à la période charnière d’une flagrante montée de l’extrême droite en Flandres et à deux doigts de la prise de pouvoir du Vlaams Blok à Anvers.
La version originale a été jouée avec succès, en langue de Vondel, à Avignon et nous arrive aujourd’hui traduite en français et mise en scène par Elvire Brison.
Cette longue parenthèse pour vous faire pressentir le parcours complexe de l’œuvre et de son propos, qui vous fera comprendre également le contexte subtil et politique de la pièce et aussi (peut-être) expliquer certains petits égarements.
Le texte est d’un machiavélisme implacable.
Il situe l’action sur la scène nue d’un théâtre et fait se succéder discussions entre les acteurs et morceaux de répétition.
Tout le plaisir théâtral est donc de retrouver ces extraits connus de pièces de Shakespeare (Hamlet, Richard III, Roméo et Juliette, Macbeth…) ou de Tchékhov (La Cerisaie, La Mouette, Oncle Vania…) pour ne citer qu’eux, sortis de leur contexte original pour devenir de véritables pamphlets, des odes à liberté.
Sorte de théâtre dans le théâtre, le décor est planté sur une scène vide, meublée de quelques chaises de métal, un peu biscornues, de panneaux qui serviront de toile de fond aux (nombreuses) projections vidéo.
Pendant les trois quarts du spectacle (qui dure +/- 2h15), on est séduit par cette rhétorique perverse, par cette lutte d’un homme, Kurt Köpler (Angelo Bison), contre lui-même et contre la politique ambiante. On perçoit avec acuité son dilemme, presque existentiel, entre jouer et s’affirmer, entre résister et collaborer.
Il navigue sur le fil du rasoir et n’arrive plus à se situer dans cet équilibre vacillant et sans cesse remis en question.
Ses collègues comédiens auront des attitudes plus affirmées.
La juive Rebecca (Stéphane Excoffier) va s’enfuir, Mutti (Janine Godinas), la mère de Kurt va rester à côté de ce rejeton dont elle est si fière et pour qui ses yeux sont si remplis d’indulgence maternelle, l’ancien directeur (John Dobrynine) désormais relégué à de moins honorables fonctions et surtout d’obédience communiste va se rebeller contre le pouvoir, le jeune socialiste de la première heure (Itzik Elbaz), franc partisan de ce nouveau régime va tout doucement déchanter au fur et à mesure de sa montée en puissance et de son autoritarisme guère différent des précédents gouvernements, Nicole (Erika Sainte), jeune première va d’abord rester avant de s’enfuir épouvantée par la tournure des choses, la chevronnée Angela (Andréa Hannecart) va fuir puis revenir et se voir auréolée de gloire comme une star qui a compris l’importance de la toute-puissance arienne.
Face à eux on retrouvera Le Gros, ministre de la Culture du Reich et caricature de Goering (Bernard Sens), une starlette médiocre mise en avant par son amant de ministre (Stéphane Excoffier), le ministre de la Propagande, un Goebbels à peine déguisé (Itzik Elbaz) et la brève apparition du nouveau dirigeant soviétique ( à nouveau John Dobrynine) à la fin de la guerre, qui sollicite Kurt Köpler pour travailler pour Staline et d’ainsi être un des artistes et poètes qui doivent devenir selon le Petit Père des peuples les ingénieurs des âmes soviétiques.
Inévitablement, vous vous en doutiez, le dernier quart de la pièce est inférieur, encore qu’il sera facile d’y remédier.
Est-ce le vide de la scène qui modifie le retour sonore qui parvient aux spectateurs, est-ce des problèmes d’amplifications, difficile à dire de manière affirmée, mais une chose est sûre et très dommage, peu après l’apparition du Ministre de la Propagande, certaines tirades se perdent dans le vide, faute de ne jamais parvenir jusqu’au public.
Cela se remarque de manière flagrante aux chuchotements, toux intempestives et autres bruits de gigotements qui fussent du parterre, où, jusque-là le public avait été comme suspendu aux lèvres des acteurs, laissant juste pointer un soupir approbateur de temps en temps.
Il serait un peu tristounet cependant d’écourter un tel texte empreint d’une force de conviction émanant de l’acteur, mais qui montre bien également les dérives et les magouilles du régime en place (rien que la liste des invités est stupéfiante).
Seules les dernières phrases avec l’apparition du nouveau leader soviétique et le retour vindicatif des comédiennes exilées vont redonner un peu de brio à l’ensemble.
Pour se terminer avec maestria et émotion par une remise en question de Kurt Köpler, qui mis face à lui-même, à ses errements, à ses bassesses, à ses glorioles, à ses réussites et à ses échecs va se retrouver dans l’horreur profonde du silence, réduit à ne plus savoir exprimer ses sentiments et à bégayer lamentablement quelques je hésitants et éperdus (magistral de la part d’Angelo Bison).
On déplorera donc que tant de subtilité, de phrases porteuses, qu’une telle remise en question du rôle de l’artiste, dans une période qui, aujourd’hui,n’est guère moins troublée qu’à l’époque (dans l’esprit et non dans la violence répressive), se perdent un peu.
Beaucoup, par exemple, ne manqueront pas de faire l’amalgame entre la phrase On ne m’achète pas avec 30 deniers et la lutte de tous les instants des théâtres pour obtenir des subsides.
Ces références, ces clins d’oeil, ces remarques caustiques et réalistes émaillent le texte de bout en bout et en font un petit bijou précieux, dommage que le son et la mise en scène, dans la dernière partie du spectacle, en ternissent l’éclat.
Gageons, si comme le dit Angelo Bison, les cinq caractéristiques de l’acteur sont Poésie, Passion, Plaisir, Perversion et …Peine, que toute l’équipe aura donc à cœur de corriger ces petits défauts et nous offrir un Méphisto qu’on espérera enfin … for Ever.
Muriel Hublet |