En évoquant ce mot, on perçoit le bruit de la mer, là où elle caresse le sable. Une étroite bande de terre, fragile, lieu de rencontre entre deux éléments forts, vitaux, contraires, opposés et pourtant qui se réunissent là l’espace d’un instant, sous la poussée d’une vague ou d’un souffle de vent.
Wajdi Mouawad fait de son littoral le rendez-vous entre la vie et la mort, entre l’enfance et l’âge adulte.
Il y imagine le voyage initiatique d’un jeune homme au pays natal de son père défunt.
Wilfried est né là-bas par-delà l’océan, loin des clameurs de la guerre.
Sa mère est morte en couches et confiant l’enfant à la famille de sa femme, son père a fui, son chagrin caché dans une petite valise.
Vingt-six ans ont passé et Wilfried est devenu un enfant vulnérable dans un corps d’homme. Immature, il continue à s’entourer de rêves et d’anges gardiens comme le Chevalier Guiromélan.
Face à la mort de ce père méconnu, il va peut-être enfin prendre conscience de la réalité, de sa réalité et prendre en mains sa vie et son destin.
Il va devoir affronter non seulement ses fantômes et ses peurs d’enfant, mais aussi sa famille maternelle, la vérité (toujours double) sur sa naissance et sur son père, braver l’administration tatillonne à la recherche d’une sépulture décente et acceptable.
Pendant une septantaine de minutes, l’ensemble va s’articuler théâtralement sur deux axes.
Le premier, kitsch, déjanté et amusant est fait de musiques, de chants, de danses, d’incursion de cinéastes ou du chevalier à l’épée guerrière.
Le second volet avec l’émotion et le côté humain semble en comparaison plus ténu, presque inexistant.
Cette différence interloque pas mal, surtout quand on a encore en mémoire Incendies (version Zut !).
Mais surprise, ce qui paraît être une fin en soit, est un entracte.
La pièce est loin d’être finie, elle va reprendre pour une heure trente et nous entraîner cette fois dans le véritable voyage initiatique de Wilfried, qui va le conduire des rives confortables de sa terre natale à celles d’un pays en ruines.
Il va y chercher un petit coin paisible, un lieu qui soit familier à son père, un lieu qui puisse éveiller en son âme torturée des souvenirs heureux.
Mais dans cette contrée ravagée entre décombres des murs, les vies ne sont plus que haines et dévastations et les cimetières sont remplis de douleurs, plus de places désormais pour personne, la mort brutale et sanguinaire a pris toutes les places dans le sol et dans les cœurs.
Wilfried va donc errer de village en village, le cadavre de son père sur le dos, en quête d’une terre d’accueil, d’un asile, d’un lieu de recueillement.
En chemin, il va rencontrer d’autres jeunes comme lui, des êtres perdus qui ont grandi dans le bruit des canonnades, les rafales de mitraillettes et les éclaboussures de sang.
Chacun est blessé dans son cœur, chacun a perdu des êtres chers, chacun doit faire le deuil de sa vie passée, panser ses blessures et réapprendre à espérer, à vivre.
Littoral dans cette seconde partie devient tour à tour mer furieuse, déchaînée qui déverse ses flots de bile rageuse, de rancoeurs et de haine, qui éructe sa souffrance, qui hurle sa douleur, son incompréhension, son sentiment d’injustice, sa révolte et crique paisible où la vie reprend ses droits, où l’espoir retrouve sa place.
Ce second volet tient toutes les promesses qu’Incendies nous laissait espérer et nous offre émotions et violence, songes et réalité, légèreté et gravité, profondeur et tendresse.
En comparaison, les dix dernières minutes paraissent un peu trop bavardes et c’en est presque dommage.
Tout a été dit, tout a été consommé et pourtant cela continue dans des adieux poignants, dans des phrases pertinentes et superbes, mais qui lassent un tantinet.
Jasmina Douieb signe ici une mise en scène épurée faite d’un drap bleu et de quelques accessoires, elle axe tout sur le travail de ses huit comédiens et sur notre imagination.
Cette sobriété laisse la part belle aux impressions et aux sensations et crée des instants magiques, des parenthèses d’émotions judicieusement alternées avec des moments de rires et d’humour propres à soulager un peu l’intensité dramatique de certains moments.
Itsik Elabz (Wilfried) est impeccable de bout en bout, touchant, attendrissant, le gamin malhabile grandit sous nos yeux pour devenir homme.
Avec quelques volte-face vers l’enfance sécurisante avant de prendre enfin son envol.
Tourmenté, perdu, apeuré, fougueux, rageur, amoureux, chagriné, il est tout et il est un.
Philippe Résimont est le rêve, le Chevalier de Guiromélan, matamore et bravache, sensible, oreille fidèle et compréhensive, conseiller de l’âme et conscient de ses limites. Il s’effacera dans une scène émouvante.
André Baeyens est ce père absent, ce corps désormais bien présent, ce cadavre bavard, encombrant, mais aussi exutoire à tant de secrets refoulés.
Sa présence, en pensées, recrée des relations père-fils et permet certaines prises de conscience, il est à l’origine aussi de quelques belles cènes d’émotion ou de tendresse.
France Bastoen, est la mère bien trop tôt décédée, tendrement évoquée et réalistement interprétée par la comédienne, qui comme Didier Colfs, Lara Hubinont, Pierre Poucet et Jean-François Rossion endosse aussi les multiples rôles de la pièce.
Littoral est donc tout à la fois une parcelle de l’océan qui nous charrie, nous transporte, nous secoue, nous remue profondément, nous projette, comme les personnages, violement sur les écueils de la vie avant de nous rejeter épuisés, sur le sable, sous le doux mouvement d’une dernière vague presque indolente et nous laisses comme brisés et à tout jamais marqués.
Muriel Hublet |