Papiers d'Arménie
Trop souvent oublié ou volontairement ignoré, le génocide arménien est clairement au centre de cette pièce exutoire, comme la qualifie elle-même, l’auteure, Caroline Safarian.
Le décor (signé Céline Rappez) entièrement fait de traverses de chemin de fer représente, en arrière-plan, un amas de planches, les ruines fumantes (grâce aux ingénieux jeux de lumière de Laurent Kaye) d’une maison détruite, d’où émerge, terrorisée et épuisée, une survivante, Hélène (Mathilde Schennen).
Nous sommes en 1915 et la jeune femme nous raconte son drame. Le meurtre de son mari, la pendaison de ses enfants, la mort de ses parents, de ses frères et sœurs, sa fuite vers Marseille, le ventre plein d’un enfant du viol.
Pour accentuer cette impression pesante de malaise, pour rendre l’atmosphère encore plus oppressante, pour mieux montrer l’affreuse cicatrice, marque de la honte et de l’injustice, apposée au fer rouge sur le cœur de tous les arméniens, ses propos sont repris en chœur, en canon et déclinés à l’infini par ses trois partenaires masculins.
D’un petit bond dans le temps et dans l’espace, nous voilà, bien des années plus tard, à l’intérieur d’un wagon qui emmène deux inconnus vers un casting.
L’un d’eux, Azad (Gaetano Vanto), a oublié ses papiers. Pour lui éviter les représailles et la colère du chef de train, l’autre, Levent (Laurent Capelluto), lui prête les siens.
Le hasard, décidément très présent et perversement retors dans le récit de Caroline Safarian, a fourni à Jean, le contrôleur (un excellent François Sikivie) un collègue arménien.
A cheval sur le règlement, bavard et communicatif, dans un style très bruxeller, il va évoquer le passé douloureux, parler de la famille de son ami. Au grand dam du jeune resquilleur involontaire, un turc qui vient de recevoir en prêt des papiers … arméniens.
Affrontement de deux opinions, de deux passés, de deux éducations, refus de supporter les actes de ses ancêtres pour le jeune turc, incompréhension et rage face à ce que le jeune arménien considère comme une immonde lâcheté, les deux hommes vont s’affronter.
Entre eux, tel un fantôme du passé, Hélène semble flotter. Elle se glisse, rôde, s’insinue, égrène ou précise le passé, ajoutant touche après touche des informations sur l’histoire de la famille de son petit-fils Levent.
Sans cesse rééquilibrée par des éclats de rire salvateurs, par la bonhomie réjouissante de François Sikivie, la pièce évite le pathos pour simplement interpeller sur le drame d’une nation exterminée, sur le poids qui pèse sur les survivants, témoins d’un passé douloureux, emblèmes vivants d’un génocide passé, portant sur leurs épaules des sévices subis ou assénés par leurs aïeuls.
Assisté de Mathilde Schennen (très juste dans son jeu, alors qu’elle remplace au pied levé, dans le rôle d’Hélène, Caroline Safarian, blessée une semaine avant la première), Guy Theunissen signe une mise en scène jouissive et baroque. Il crée des espaces différents et évite ainsi le dangereux écueil du pathos. Il mélange les tempos pour faire de ce spectacle un tout, il enchaîne les musiques et les bruits et propose même un numéro musical (Aznavour inévitablement).
Laurent Capelluto, quasi un briscard, et Gaetano Vanto, peu habitué encore des grandes scènes, ont bien plus que tout simplement le physique de l’emploi. Ils donnent à leurs personnages relief et fougue, ne lésinant pas sur quelques cascades dans un affrontement final qui imprimera dans les mémoires une image d’espoir.
Celle d’une haine enfin évacuée, qui laisse place à une recherche de compréhension, d’estime enfin retrouvée et qui, faute de pardon, nous offre le symbole d’une amitié naissante, de deux mains tendues par-dessus le fossé de la rancoeur et de la répulsion.
Paix retrouvée, sans retour possible (seconde partie du titre de l’œuvre de Caroline Safarian) vers un nouveau génocide, de nouvelles cruautés, une nouvelle ère de barbarie (où que ce soit dans le monde).
Spectacle vu le 12-09-2007
Lieu :
Théâtre Le Public - Petite Salle
Une critique signée
Muriel Hublet
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